La pierre che-tche a la forme d’un champignon. […] Elle est charnue. Comme un être vivant, elle a une tête, une queue, quatre membres. […] Il en existe une variété qui ressemble à du corail ; la blanche ressemble à la graisse ; la noire au vernis ; la bleue aux ailes du martin-pêcheur ; la jaune à l’or. Elles sont toutes transparentes et brillantes. […] Elles brillent comme des étoiles.

Roger Caillois, « Pierres » (1966),

dans La lecture des pierres, Paris, Ed. Xavier Barral, 2014, p. 94-95.

 

 

Il aurait fallu que je sois horticultrice…

 

Cécile Granier de Cassagnac peint en ce moment des plantes. Celles-là même qui peuplent son atelier – et qui sont de plus en plus nombreuses depuis qu’elle peint des plantes.

Elle a beaucoup peint des cailloux, des oiseaux aussi. Bien qu’elle n’ait eu à l’atelier des oiseaux qu’empaillés.

Elle peint à l’eau.

Elle arrose des papiers pour permettre aux encres et aux pigments de se déplacer sur la feuille.

Elle parsème certains motifs de poudres minérales passées au tamis. Crée des reliefs parfois. Laisse des espaces vierges aussi.

Elle trace des lignes d’horizons ou dépose ses formes sur des fonds diaphanes.

Et pour en rester sur le fond avant de revenir aux formes, il convient de dire que tout ceci n’a rien d’une coïncidence.

Il ne s’agit pas vraiment d’accidents.

 

Bien sûr qu’il y a des accidents, que l’artiste ne détermine pas tous les chemins de l’eau que vont emprunter les couleurs, ni la manière dont celles-ci vont se mélanger. Évidemment qu’il y a un intérêt réel – technique et esthétique – à se laisser porter par les matières et leurs déploiements imprévus. Cela permet de déplacer le geste, et de la mener parfois là où elle n’aurait pas pensé – ou peut-être pas osé.

Cette indocilité de l’aquarelle est aussi ce qui a permis à l’artiste de s’amuser à contrôler les échappées, d’apprendre à diriger la couleur et à doser son dépôt, d’inventer des outils spécifiques pour ces gestes minutieux et d’acquérir ainsi une excellente maîtrise technique qui participe à la qualité de son travail, à la précision de ses œuvres et à leur immense potentiel de déploiement sériel. Alors oui, l’accident, qu’il soit réel ou potentiel, est constitutif de l’œuvre de Cécile Granier de Cassagnac, parce qu’il est intrinsèque à sa technique.

Mais là où il n’est pas question d’accident, c’est dans le choix de cette technique. De cette technique qui se regarde et qui s’incorpore. De cette technique qu’il faut suivre et conduire, que l’on accompagne et qui guide, avec laquelle on se retrouve main dans la main et, pour l’artiste, face à face.

 

C’est que l’aquarelle travaille le vivant.

Et que le vivant est le sujet de Cécile Granier de Cassagnac. Ou, plus que son sujet, il est le contenu de son travail. Ce qui l’inspire et ce qu’il contient – quand bien même elle observe surtout ce vivant dans un état figé, statufié, (désincarné ?) aux musées ou dans les livres.

Animaux taxidermés, fleurs fanées des herbiers, pierres en vitrines ou photographiées et autres objets fossilisés sont les sources de son travail et les éléments de son environnement. Ce qu’elle s’attache à (r)animer, à rendre vivant sur ses papiers.

Elle procède pour cela à deux opérations : l’hybridation (considérée comme un procédé de métamorphose) et l’attribution de la vue, soit deux opérations animistes[1].

 

Plantes, cailloux, oiseaux, genoux, hiboux, coucous se confondent – entre eux et avec nous. Formes anthropomorphes, ses animaux-végétaux, minéraux-humains, végétaux minéraux humains, bêtes-lunes, femmes loups, branches thoraciques, hommes lapins, et mains oiseaux appartiennent à tous les règnes à la fois. Monstera aux larmes en cascade, Guira cantara à la face plus étirée que la crête punk, basalte en chute libre, trognes drôles et mélancoliques, sont de ces corps exprimant des sentiments qui appartiennent au règne des vivants.

 

Surtout, ils nous regardent. Des yeux apparaissent ça et là où on ne les attend pas. Y compris dans la Nuit, celle qui vous regarde le plus – que vous soyez éveillés ou endormis.

L’explication rationnelle à la présence de ces yeux consisterait à rappeler, avec les mots de l’artiste, la facilité avec laquelle l’aquarelle permet de les représenter. « Il suffit de verser une première goutte de couleur dans une tâche d’eau pour créer l’iris – fluide et diaphane. Une fois que c’est sec, tu verses une deuxième goutte au centre qui se rétracte et forme la pupille ». Alors, quand un iris apparaît sur une feuille ou sur un caillou, quoi de plus tentant que d’ajouter une pupille en un coup de pinceau. La recette semble si simple.

Mais n’est-ce pas plutôt une des raisons qui a incité l’artiste à privilégier l’aquarelle – quand on sait à quel point la représentation des yeux (du blanc des yeux) est le problème par excellence des peintres ? Pouvoir introduire partout et en deux temps trois mouvements des sujets qui vous regardent en même temps que vous les regardez.

N’est-il par ailleurs pas surprenant que les mouvements produits par l’œil pour voir (dilatation et contraction) soient les mêmes que ceux que doit produire l’aquarelliste avec l’eau et la couleur pour dessiner un œil ?

 

Je crois que c’est là, précisément, à travers l’œil, que l’on peut saisir au plus près le travail de Cécile Granier de Cassagnac. Parce qu’à travers l’œil se manifeste l’adéquation entre ses sujets et sa technique de prédilection. Parce qu’à travers l’œil se révèle l’attribution d’un point de vue à ses formes qui leur confère une qualité de sujet, et ce presque par accident – dévoilant ainsi la relation (animiste, j’ose le croire[2]) qu’entretient Cécile Granier de Cassagnac avec le monde animal, végétal, minéral, qu’il soit vivant ou figé.

Parce qu’à travers l’œil se reflète l’essence, plus ou moins consciente – et plutôt moins que plus – d’une quête artistique qui est aussi une recherche de soi. Une recherche de soi qui met en œuvre toutes les réserves – encore un mot d’aquarelliste – pour que ces yeux, ses œuvres, appartiennent aussi aux sujets dépeints et puissent incorporer le regard du regardeur.

 

« Il aurait fallu que je sois horticultrice…

si je n’avais pas voulu me retrouver face à des miroirs. »

 

 

Les plantes peintes à l’encre et à l’eau contiennent sans doute plus de soi que celles que l’on fait pousser dans la terre. Mais les unes comme les autres savent aussi vivre leur vie. Et si elles nous accompagnent, elles partagent le goût de la liberté et ont ceci en commun de toujours nous échapper, que l’on soit artiste, horticultrice ou spectatrice. Cécile Granier de Cassagnac l’a bien compris et a trouvé les moyens de les laisser filer en suivant les cours d’eau.

 

Claire Kueny, novembre 2018

 


[1] Métamorphose et « perspectivisme » sont en effet deux « procédés » classiques de la conception animiste du monde, décrites par Philippe Descola comme une forme de représentation ou de figuration du monde, définissable par la généralisation aux non-humains d’une intériorité de type humain.

Aussi, écrit-il dans Par-delà nature et culture :

« [La métamorphose] offre une solution commode, la seule à vrai dire, au problème de l’interaction sur un même plan entre des personnes humaines et non-humaines. […] La métamorphose [n’est pas] un dévoilement ou un déguisement, mais le stade culminant d’une relation où chacun, en modifiant la position d’observation que la physicalité originelle lui impose, s’attache à coïncider avec la perspective sous laquelle il pense que l’autre s’envisage lui-même », Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, p. 243-245.

Quant au « perspectivisme », terme qu’il emprunte à Viveiros de Castro, il est « l’expression de l’idée que tout être qui occupe un point de vue de référence, et se trouve ainsi placé en situation de sujet, s’appréhende sous les espèces de l’humanité. », ibid., p. 247.

[2] La série des gri-gris que réalise actuellement l’artiste me confirme cette intuition et m’autorise à m’aventurer plus encore sur cette route.